Saturday, February 7, 2015

Leçons de français



A Marthe

Ô si pure déesse,
je ne saurais te dire
à quel point  tu m’es chère …

Mais sache, et sois sûre:
je garderai toujours
l’image  et la mémoire
de ta chère jeunesse …



Il y a d’ordinaire  une rumeur incessante  dont on ne s’aperçoit pas, en règle générale, pas plus qu’à la plage, où pourtant l’océan rugit comme Démosthène :  le frou-frou des vêtements, des papiers;  le remue-ménage des livres;  des baîllements, des soupirs, des rots, des pets;  les petites conversations à part, y compris une sorte de maquis de traduction, car le professeur ne parle qu’en français, et les étudiants doivent s’entr’aider en catimini.  Mais quand Marthe a commencé a parler un peu, de sa voix douce et à peine audible -- tout le monde se tut.  C’était très curieux.  Car il y a toujours des élèves bêtes ou timides  qui parlent bas, qui se trompent, qui s’embrouillent, qui mâchent leurs mots,  et on ne se tait jamais pour eux.  Mais -- Marthe.   On pensera plutôt au silence instinctif qu’on observe (que l’on soit croyant ou pas) en entrant dans une église, ou n’importe quel lieu profond et sacré.   Même le professeur, Monsieur Gigant, d’habitude assez bruyard, s’est mis à chuchoter quand il fallait lui corriger, à elle, une petite faute d’énoncé, une bribe de grammaire.   Sa voix à elle   n’est pas  vraiment faible, ce n’est pas ça …. je n’arrive pas à la décrire.  Comment décrire d’ailleurs  l’amour,  ce besoin atroce et interne, autrement qu’en de fermes figurés  et à portée douteuse?  Elle parle  comme a dû parler  les vierges intangibles  de la Grèce antique, au temps où il n’était pas besoin  de beugler pour se faire entendre, paisibles parmi les vagues et les vents et les brebis qui paisent:   où les vièrges étaient fières, et point bégueules:  de calmes triomphatrices, telle Diane.  Voici un mois que -- silencieux et inapperçu tout au fond de la salle de classe, avec les autres assistants-apprentis de l’art d’enseigner -- voici bien un mois que, moi, qui ne parle mais qui entend, qui voit sans être vu -- me voici qui, chaque jour  d’une façon plus pénible et plus pure -- je l’adore, cette déesse : et soudain on voit se former une sorte de culte autour d’elle !
Que ne me suis-je  prosterné à ses pieds?  Par peur de scandale?  -- Il n’en fut rien.  C’était  par peur  de la  gêner.


~

C’est curieux comme Gigant -- grand gaillard -- est pourtant sensible à cette fille, sensible au fait qu’elle appartient  à vrai dire   à un monde  autre que le sien;  elle est moins expérimentée et plus pure, et il la ménage un peu:  tel un guerrier qui, au milieu d’effroyables tueries, s’arrêterait un instant  donner sa jaquette à un enfant frileux  égaré sur le champs de bataille.  L’autre jour, pendant la leçon au sujet du “vocabulaire de la parenté”, suivant l’image qu’en ont les français, un fils unique est : capricieux, boudeur, se croit être le prince, a ses idées à lui.  -- “Tenez,” fit-il soudain, rêveur, “qui est probablement fils unique ou fille unique dans cette classe?”  (C’était sa manière socio-pédagogique habituelle et bien fondée pour motiver les éle<ves, et les induire à s’intéresser au contenu du discours, et point se concentrer sur la grammaire comme telle;  pourtant, cette question semblait le concerner pour de bon.)  “Te-nez….”  Son regard planait sur cette vague mer de braves gars et de bonnes gourdes, de jeunes athlètes et sorority girls, mastiquant des ordures  ou faisant leur ongles -- puis tout à coup  tomba sur Elle.  “Tiens, Marthe est bien peut-être fille unique !” (elle qui ne ricane jamais à ses badineries). Il disait cela de bon humour :  c’est un type bien, à la fin;  il ne lui en voulait pas de ne pas pouffer quand il plaisante.  Mais, unique fille qu’elle est,  en ceci  elle ne lui répondit d’aucun signe, à part une certaine gêne.


Chaque jour apporte de nouvelles précisions à son compte.
Elle écrit avec la droite, et, depuis que j’ai pris l’habitude de m’asseoir au fond de la classe  du côté  vers lequel elle incline physiquement, (tout comme, en son esprit, elle se penche sans doute  vers le soleil qui brille dehors, ….)
[A suivre ...]

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