A Marthe
Ô si pure déesse,
je ne saurais te dire
à quel point tu m’es chère …
Mais sache, et sois sûre:
je garderai toujours
l’image et la mémoire
de ta chère jeunesse …
Il y a d’ordinaire une rumeur incessante dont on ne s’aperçoit pas, en règle générale, pas plus qu’à la plage, où pourtant l’océan rugit comme Démosthène : le frou-frou des vêtements, des papiers; le remue-ménage des livres; des baîllements, des soupirs, des rots, des pets; les petites conversations à part, y compris une sorte de maquis de traduction, car le professeur ne parle qu’en français, et les étudiants doivent s’entr’aider en catimini. Mais quand Marthe a commencé a parler un peu, de sa voix douce et à peine audible -- tout le monde se tut. C’était très curieux. Car il y a toujours des élèves bêtes ou timides qui parlent bas, qui se trompent, qui s’embrouillent, qui mâchent leurs mots, et on ne se tait jamais pour eux. Mais -- Marthe. On pensera plutôt au silence instinctif qu’on observe (que l’on soit croyant ou pas) en entrant dans une église, ou n’importe quel lieu profond et sacré. Même le professeur, Monsieur Gigant, d’habitude assez bruyard, s’est mis à chuchoter quand il fallait lui corriger, à elle, une petite faute d’énoncé, une bribe de grammaire. Sa voix à elle n’est pas vraiment faible, ce n’est pas ça …. je n’arrive pas à la décrire. Comment décrire d’ailleurs l’amour, ce besoin atroce et interne, autrement qu’en de fermes figurés et à portée douteuse? Elle parle comme a dû parler les vierges intangibles de la Grèce antique, au temps où il n’était pas besoin de beugler pour se faire entendre, paisibles parmi les vagues et les vents et les brebis qui paisent: où les vièrges étaient fières, et point bégueules: de calmes triomphatrices, telle Diane. Voici un mois que -- silencieux et inapperçu tout au fond de la salle de classe, avec les autres assistants-apprentis de l’art d’enseigner -- voici bien un mois que, moi, qui ne parle mais qui entend, qui voit sans être vu -- me voici qui, chaque jour d’une façon plus pénible et plus pure -- je l’adore, cette déesse : et soudain on voit se former une sorte de culte autour d’elle !
Que ne me suis-je prosterné à ses pieds? Par peur de scandale? -- Il n’en fut rien. C’était par peur de la gêner.
~
C’est curieux comme Gigant -- grand gaillard -- est pourtant
sensible à cette fille, sensible au fait qu’elle appartient à vrai dire à un monde
autre que le sien; elle est
moins expérimentée et plus pure, et il la ménage un peu: tel un guerrier qui, au milieu
d’effroyables tueries, s’arrêterait un instant donner sa jaquette à un enfant frileux égaré sur le champs de bataille. L’autre jour, pendant la leçon au sujet
du “vocabulaire de la parenté”, suivant l’image qu’en ont les français, un fils
unique est : capricieux, boudeur, se croit être le prince, a ses idées à
lui. -- “Tenez,” fit-il soudain, rêveur,
“qui est probablement fils unique ou fille unique dans cette classe?” (C’était sa manière socio-pédagogique
habituelle et bien fondée pour motiver les éle<ves, et les induire à
s’intéresser au contenu du discours, et point se concentrer sur la grammaire
comme telle; pourtant, cette
question semblait le concerner pour de bon.) “Te-nez….” Son
regard planait sur cette vague mer de braves gars et de bonnes gourdes, de
jeunes athlètes et sorority girls,
mastiquant des ordures ou faisant
leur ongles -- puis tout à coup
tomba sur Elle. “Tiens, Marthe est bien peut-être fille unique
!” (elle qui ne ricane jamais à ses badineries). Il disait cela de bon humour :
c’est un type bien, à la fin; il ne lui en voulait pas de ne pas
pouffer quand il plaisante. Mais,
unique fille qu’elle est, en
ceci elle ne lui répondit d’aucun
signe, à part une certaine gêne.
Chaque jour apporte de nouvelles précisions à son compte.
Elle écrit avec la droite, et, depuis que j’ai pris l’habitude
de m’asseoir au fond de la classe
du côté vers lequel elle
incline physiquement, (tout comme, en son esprit, elle se penche sans
doute vers le soleil qui brille
dehors, ….)
[A suivre ...]
No comments:
Post a Comment